Up the Gatineau! Articles
L'article suivant a été publié en anglais dans Up the Gatineau! Volume 48.
Ce que nous mangions à la ferme
Jim Brown
La traduction est une gracieuseté de Frèdelin Leroux, de la Société Pièce sur pièce
Je suis né en 1946 et j’ai été élevé à la ferme des Brown à Kirk’s Ferry dans Hull-Ouest (devenue Chelsea depuis). Ma sœur Shirley naîtra cinq ans plus tard. À l’époque, la ferme appartenait à Ferguson et Maud (Reid) Brown, l’oncle et la tante de mon père Arthur. Excellent cultivateur, Ferguson jouissait d’une grande considération. Sa femme Maud était la fille cadette de la fratrie des Reid. À la fois artiste et jardinière de renom, l’été elle touchait l’orgue à l’Union Mission Church sur le chemin Brown, de l’autre côté de l’autoroute. Ils n’avaient pas d’enfants pour travailler sur la ferme, et en devenir héritiers. En 1942, mon père Arthur et sa toute jeune épouse Musie (Ditchfield) quittaient Meach Creek Valley et s’établissaient sur la ferme de mon oncle pour y travailler, étant entendu qu’il en prendrait la relève un jour. Les premières années, mes parents passaient l’été dans un chalet de l’autre côté de la route face à la ferme, sur ce qui devait devenir le chemin Ojai. Mais ils passaient l’hiver à la ferme. Entourés de cultivateurs amis, la vie était belle, mais le travail était dur, et il y en avait « à la tonne ». La nourriture qu’on trouvait sur notre table donne une assez bonne idée de ce qu’était la vie dans ces années-là. Ce n’est pas le portrait de notre seule famille que je dresse ici; c’est aussi celui des centaines de familles qui vivaient sur des fermes dans la vallée de la Gatineau à l’époque.

La nourriture d’il y a presque trois quarts de siècle se compare-t-elle à ce qu’on trouve dans nos épiceries aujourd’hui? Notre régime alimentaire contribue-t-il à nos problèmes de santé? D’où vient notre nourriture? Ce sont là des questions difficiles, et la réponse n’est pas évidente. Examinons d’abord ce que nous mangions dans les années 50 sur notre ferme dans le coin de Kirk’s Ferry, pour ensuite faire la comparaison avec ce que nous achetons dans nos supermarchés aujourd’hui.

La grande différence, c’est probablement la réfrigération. Certes, avec la glace et l’électricité, nous pouvions garder notre nourriture au frais, mais pas la réfrigérer. On ne trouvait pas – ou très peu – d’aliments congelés dans les petits magasins de l’Ouest du Québec rural. Dans ce qui est aujourd’hui Chelsea, Winnie et Ross Ardell tenaient une épicerie près du club de golf Larrimac : on pouvait y acheter des conserves et diverses marchandises (dites « sèches »), des fromages, des cornets de crème glacée. Le pain était livré par fourgonnette deux fois par semaine à partir d’Ottawa. Mes parents étaient ravis le jour où les Ardell se procurèrent un congélateur géant avec casiers à louer. Ce stockage facile et sûr remplaçait avantageusement le salage et la mise en conserve. Je me souviens que le congélateur est tombé en panne un jour : tous les aliments fondaient dans le casier de mes parents, y compris les framboises, nous obligeant à nettoyer une véritable mare de jus collant.
C’est grâce à la glace récoltée par les cultivateurs sur la rivière de la Gatineau que bien des gens pouvaient garder leurs aliments au frais dans une glacière remplie de « bran de scie ». Récolter la glace était une entreprise pénible et dangereuse, et les accidents pouvaient être graves. Une fois, un couple de chevaux de l’oncle Ferguson avaient « calé », et il n’a pas réussi à les sortir de l’eau. C’était une grande perte pour un cultivateur, un choc psychologique même. Car les chevaux faisaient partie de la famille : on travaillait à leurs côtés, on s’en occupait tous les jours, pendant des années. On jugeait d’ailleurs un homme d’après ses chevaux. Les nourrir, les abreuver, les panser et les ferrer; ce ne sont pas de minces tâches avec un animal de plus de 2 000 livres.

L’été, les vacanciers nous achetaient de la glace pour leurs « glacières », ce qui nous faisait un peu d’argent. Nous leur vendions aussi du bois de chauffage, des œufs, de la crème crue, du lait et du beurre. Notre grande glacière dans la laiterie nous permettait de tout garder au frais.
Planter, récolter et mettre en conserve les produits du jardin et des champs, pour nous et nos animaux, était un travail considérable, presque sans fin, et qui demandait beaucoup de savoir-faire. Les nouveaux colons ont dû se donner beaucoup de mal pour parvenir à s’établir. Tante Maud – c’est ainsi que tout le monde de Kirk’s Ferry l’appelait – parlait d’histoires qu’on lui avait racontées à propos des Indiens, qui avaient aidé les premiers colons à passer à travers des temps durs. De vieux sentiers indiens, partant des chutes Eaton à ce qui est aujourd’hui le Yacht Club de Gatineau, passaient à la ferme Brown et grimpaient dans les collines jusqu’au lac Meech.
Les asperges et la rhubarbe étaient les premières récoltes du printemps, suivies des pois, des haricots et des mini-carottes. Les premières patates nouvelles récoltées à la mi-juillet étaient un véritable délice. Sans oublier les tomates. Ni le maïs. Combien d’épis est-ce qu’on pouvait manger à un seul repas? Douze, peut-être. Nous mangions ce qu’on venait de récolter, et qu’on faisait cuire sans tarder. Aujourd’hui, les aliments prêts-à-manger qu’on trouve à l’épicerie ne soutiennent pas la comparaison.

Toutes les fermes comptaient sur les conserves pour passer l’hiver. Ma mère « alignait » plein de produits du jardin dans des pots Mason d’une pinte : une cinquantaine de tomates à l’étuvée, 20 de betteraves, 15 de haricots jaunes à la moutarde, 20 de poires et 20 de pêches au sirop; on avait aussi des prunes, des cornichons à l’aneth, du jus de tomate, de la compote de pommes et, bien sûr, des confitures et des gelées. Il ne faut pas oublier qu’on faisait cuire tout ça sur des poêles à bois. Aussi, les vieilles fermes avaient souvent une cuisine d’été qui permettait d’éliminer facilement la chaleur et les odeurs. Il faisait chaud à stériliser tous ces contenants, faire la cuisson, remuer les pots, passer les jus au coton à fromage, entretenir le feu. Les cuisinières devaient également préparer trois repas par jour pour les hommes, en plus d’aider aux autres travaux. Tous les jours – sauf le dimanche – étaient une journée de 12 heures. Et même raccourci, le dimanche ne comptait pas moins de six heures, car le train de la ferme ne pouvait pas attendre.
Le déjeuner venait après le train du matin : la traite les vaches et le soin des animaux. On mangeait habituellement du gruau avec de la crème riche, ou des œufs frais, du jambon ou du porc salé, du pain grillé au beurre, peut-être aussi du sirop d’érable ou de la confiture, du thé et du lait cru. Le train commençait à 5 heures, et on ne déjeunait pas avant 7 heures et demie.
Le dîner – le déjeuner des Français – était servi à midi; c’était le gros repas de la journée. Au menu, des patates bouillies, du bœuf ou du porc rôti, frit ou bouilli, ou du poulet, surtout le dimanche. En été, comme légumes, il y avait des carottes, des pois, des tomates ou des concombres. Au dessert, des petits fruits ou de la tarte. En hiver, c’étaient des conserves de légumes maison et, au dessert, des poudings ou du pain tout juste sorti du four avec du sirop d’érable. Le souper, à 6 heures, marquait la fin des travaux : il se composait souvent des restes du dîner – des patates frites, de la viande froide ou du porc salé frit.
L’humble patate était le légume de base de tous les cultivateurs du coin. Au printemps, on préparait le terrain pour que le sol soit léger et bien meuble. Les patates germées étaient coupées en morceaux, ayant un œil chacun. Un premier homme, avec une houe, faisait un trou d’environ six pouces dans le sol. Le suivant, portant un seau de morceaux germés, en laissait tomber un dans le trou, qu’il remplissait de terre avec le pied. Si le temps était clément, les plantes mettaient 10 jours à sortir de terre. Il fallait alors sarcler les mauvaises herbes régulièrement. La « bébite à patates » (doryphore), friande des fanes, peut détruire toute une récolte : on saupoudrait un insecticide sur la plante avec un sac de jute, ou bien prendre le temps d’attraper chaque insecte à la main. C’était la meilleure méthode, car après une couple de ramassages, on ne voyait plus de « bébites ».

Debout, de gauche à droite : George et Grace Ross, qui vivaient sur la côte en face de la ferme; Margo Cross, Tommy Nankin, ancien propriétaire d’une scierie au nord du chemin Mill; Hilda Burke, une amie de la famille; ma mère Musie dans une robe noire en V; derrière elle à sa gauche, le jeune frère de mon père, Andy, de Meech Creek; devant lui, le couple Arthur (le neveu de Maud) et Norma Reid; Dorothy (née Milloy) Brown, l’épouse d’Andy; et Siiri Reid, que nous appelions « Sarah ». Elle était la femme d’Ernie Reid et a longtemps été maîtresse de poste, téléphoniste et patronne du petit magasin général de l’autre côté du chemin de Kirk’s Ferry.
Assis, à partir de la gauche : Jennie Chamberlain (épouse de Tommy Nankin); ma grand-tante Bertha McConnell, sœur de Maud, bien connue comme fleuriste à Hull et maraîchère à Aylmer (chemin McConnell); ma grand-tante Maud (avec ma sœur Shirley sur ses genoux) et mon grand-oncle Ferguson Brown; ma grand-mère maternelle, May Ditchfield, avec mes grands-parents paternels, Effie (Sully) Brown et Ernest Brown.
nfin, assis par terre, moi et mon père Arthur. Cette photo a été prise dans le salon de la maison de la ferme. On voit à peine l’harmonium de tante Maud à droite. Le photographe est inconnu, tout comme les deux hommes au visage flou. Vers 1954. GVSH 03032.011/59.
Les patates étaient « renchaussées » avec un buttoir, une charrue à double versoir. Tirée par un cheval qui marchait entre les rangs, la charrue creusait un sillon et rejetait la terre autour de la plante. Bien enterrées, les nouvelles patates échappaient ainsi aux brûlures redoutées du soleil.
Fin septembre, il fallait arracher la planté séchée et en secouer les tubercules. Ensuite, avec une fourche à huit dents, on déterrait les patates enfouies et on les étendait sur le sol pour les faire sécher. On attendait de préférence une journée ensoleillée et sans humidité, car les patates doivent être complètement sèches avant d’être entreposées pour l’hiver. Pas question de les laver – il suffit d’en faire tomber la terre en les ensachant. On pouvait mettre en sac quelque mille livres, ainsi que des carottes, des navets, et des betteraves fourragères, surtout pour les poules.

Une autre récolte importante était le sirop d’érable – car le sucre était un luxe – qui se faisait début mars. Nous avions une érablière (« sucrerie ») sur une deuxième ferme de Ferguson, juste au sud du chemin Pawley, dans le quartier Larrimac aujourd’hui. Avec le réchauffement de la température, la sève dans les racines des érables commençait à monter. On perçait alors au vilebrequin un trou vers le haut du côté sud de l’arbre, de deux pouces de creux et d’à peu près trois quarts de pouce de diamètre. On enfonçait dans le trou un chalumeau de métal, une sorte de tube, muni d’un crochet pour suspendre un seau. En début de saison, par temps favorable, on pouvait remplir une « chaudière » de sève par jour. De jour en jour, l’égouttement diminuait. Le temps idéal, c’étaient des nuits froides, tout juste sous zéro, et des journées ensoleillées. Les seaux de sève étaient ramassés à la main et versés dans des barils à bord d’une camionnette, qui les ramenait à la ferme pour faire réduire la sève. Dans de grands plateaux placés sur un foyer extérieur, la sève bouillonnait toute la journée. Près du point d’ébullition, on achevait l’opération dans les cuisines, où on pouvait mieux s’en occuper. Quelque 22 gallons de sève pouvaient donner un gallon de sirop. Le moment venu, on embouteillait le sirop dans des bocaux stériles et scellés. On pouvait récolter environ 10 gallons de ce cadeau du ciel chaque année.

Nous produisions notre viande aussi. Du porc principalement, parce que c’était plus facile que le bœuf. Le bœuf est plus gros et le travail de boucherie est plus exigeant pour le conserver sans réfrigération. L’abattage du bœuf se faisait tard à l’automne. La carcasse était dépouillée et la peau vendue à une tannerie à Hull, qui la nettoyait pour en faire du cuir, qui pouvait servir à réparer les pièces de harnais. Le porc n’était pas dépouillé, mais rasé avec un outil spécial, un grattoir formé d’un disque concave coupant muni d’un manche. La carcasse était immergée dans un tonneau d’eau presque bouillante. On grattait ensuite les poils rudes (soies), ce qui évitait d’en avoir dans son rôti! Mon oncle, Sherwood Ditchfield, se réservait toujours la tête, pour en faire ce qu’on appelait de la « tête fromagée » (ou fromage de tête). Je n’y ai jamais goûté…

On ne pouvait pas garder toutes les parties, certaines devaient être mangées sans tarder, comme le foie, la langue ou le cœur – mais tout était bon. La carcasse du bœuf était suspendue dans la grange pour une quinzaine de jours, pour être ensuite découpée en quartiers et en petits morceaux. Certains morceaux étaient mis dans la saumure, dans de grands contenants – des pots de terre de cinq gallons remplis de sel gemme et d’eau pour garder les morceaux dans la saumure. Mais le bœuf était surtout conservé dans les bacs à avoine du hangar à grains, l’avoine servant d’isolant, de sorte qu’en cas d’un redoux de quelques jours, ça évitait que le bœuf se gâte. Nous avions des scies et des couteaux de boucher pour débiter la viande selon nos besoins. Ce n’était pas du bœuf de premier choix – on abattait habituellement la vache la plus vieille, ce qui donnait une viande coriace et fibreuse. On en faisait surtout des ragoûts et des bouillis. Les rôtis étaient un mets de choix, mais ils étaient toujours bien cuits.
Débité en beaux morceaux, le porc était fumé ou salé. Je crois bien que nous mangions de la poitrine de porc salée – qui ressemblait à du bacon – de quatre à cinq fois par semaine. Les morceaux étaient coupés en tranches de l’épaisseur du bacon et frits jusqu’à ce qu’ils soient croustillants. Je salive rien que d’y penser. On faisait rafraîchir la viande en la faisant tremper dans l’eau, pour la dessaler le plus possible. Le rôti de porc était le repas habituel du samedi midi, généreusement nappé de sauce, avec des patates bouillies, des betteraves au vinaigre, et du chou et des carottes à l’occasion. Les adultes buvaient tous du thé noir dans une tasse avec soucoupe. La théière reposait sur le poêle toute la journée, ce qui donnait un thé très fort. L’oncle Ferguson buvait à même sa soucoupe. Les enfants buvaient tous du lait, abondamment, qui sortait de la glacière. Nous avions un réfrigérateur, mais ils étaient petits à l’époque, de sorte qu’on devait mettre beaucoup de choses dans la glacière.

J’allais oublier les poules : nous avions de bonnes vieilles poules Rhode-Island. En plus d’être de bonnes pondeuses, elles étaient assez grosses pour régaler six personnes le dimanche midi. Préparer le poulet du dimanche était la tâche de la petite tante Maud. Elle avait une hachette exprès pour cette tâche. Dans le poulailler, elle attrapait le poulet par une patte avec un crochet de six pieds en fil de fer rigide. Sur un gros bloc de bois, elle immobilisait la tête du poulet et, d’un coup de sa hachette, détachait la tête du corps, qui se mettait à courir en rond, pour une bonne minute. Maud trempait ensuite le corps dans un seau d’eau bouillante, ce qui dégageait les plumes, qu’elle pouvait alors arracher à pleines poignées. Tenant le poulet au-dessus du poêle à bois, elle le faisait flamber avec des sacs de papier brun, pour en brûler le duvet. Avec un couteau, elle l’ouvrait et l’éviscérait sur des feuilles de journal étendues sur la table à manger. On découvrait alors plein de choses intéressantes sur la biologie des volailles. Il y avait souvent des œufs en formation, de la taille de petits pois ou pleinement formés, mais à la coquille encore molle. Et le gésier, plein de petits cailloux, qui servent de « dents » au poulet pour moudre le grain. Le cœur et le foie étaient bons à manger, mais il fallait détacher la vésicule biliaire du foie, pour éviter qu’elle le gâte. Un bon lavage, et le poulet était prêt à mettre au four.
Qu’y avait-il d’autre à manger? des fraises et des framboises, bien sûr, sauvages ou cultivées. La chasse nous rapportait parfois un chevreuil, du gibier à plumes, et un jour, un ourson. Nous n’avons jamais souffert de la faim, et pourquoi nous plaindre? Les choses étaient ainsi, et nous n’avions pas tellement le choix. Nous étions tous en assez bonne santé, grâce à l’absence de produits chimiques (si l’on excepte les pesticides sur les plants de tomates) et de fertilisants artificiels; et la nourriture était toujours fraîche et bien préparée. Aujourd’hui, je mange du fromage au lait cru comme tout le monde, sans inquiétude, et je n’ai pas de cholestérol. John Denver a beau chanter que « la vie à la ferme était décontractée », c’était un travail vachement épuisant, et qui n’était jamais terminé. Mais ça avait aussi des avantages, comme des aliments frais, bons pour la santé – ce qui n’est pas toujours facile à trouver aujourd’hui.
________________
On peut lire l’histoire de la ferme des Brown dans le volume 20 de Up the Gatineau! racontée par Carol Martin, petite-nièce de Maud (Reid) Brown.